Lors de l’élection partielle de Dreux, en septembre 1983, la liste du FN, représenté par Jean-Pierre Stirbois, réalise au premier tour 17 % des voix, le meilleur score jamais obtenu par un candidat FN, lui permettant d’accéder au second tour contre le candidat sortant de la gauche unie et contre le candidat de la liste RPR/UDF. Pour le second tour, la liste RPR/UDF incorpore quatre représentants du FN en place éligible, dont Jean-Pierre Stirbois, secrétaire général du parti. Cette alliance est contractée pour éviter une triangulaire qui limiterait fortement les chances de la droite dans une ville que Françoise Gaspard, au nom de l’Union de la gauche, avait remporté lors des élections de mars 1977. En mars 1983, elle avait été réélue mais l’élection avait été invalidée pour irrégularité du scrutin.
Lors du second tour, la liste RPR/UDF/FN menée par Jean Hieaux gagne l’élection.
Mis à part Bernard Stasi et Simone Veil, qui font part de leur désapprobation, les autres dirigeants de droite restent en retrait ou approuvent cette alliance locale au nom du contexte national (présence de quatre ministres communistes au gouvernement, « tournant de la rigueur ») et international (occupation de l’URSS en Afghanistan, état d’urgence en Pologne, crise des missiles Pershing, destruction d’un Boeing 747 par un missile soviétique).
Ainsi, dans L’Express du 16 septembre 1983, Raymond Aron, ancien résistant, journaliste et philosophe refuse de « prendre au sérieux la menace fasciste brandie par la gauche » et proclame à propos de l’élection de Dreux, « la seule internationale de style fasciste dans les années 1980, elle est rouge et non pas brune ».
De son côté, Jacques Chirac déclare que « ceux qui ont fait alliance avec les communistes sont définitivement disqualifiés pour donner des leçons en matière de droit de l’homme et de règles de démocratie. » Il ajoute : « Je n’aurais pas du tout été gêné de voter pour la liste RPR-FN au second tour. Cela n’a aucune espèce d’importance d’avoir quatre pèlerins du FN à Dreux comparé aux quatre ministres communistes au conseil des ministres4 ».
Pour Jean-Claude Gaudin, « les Drouais ne doivent pas se tromper de combat : il faut battre l’adversaire socialo-communiste. »
Bernard Pons déclare de son côté : « Il ne faut pas travestir les résultats : il n’y a pas à Dreux 17 % de partisans de l’extrême droite mais de nombreux habitants de toutes origines politiques et sociales, et qui ont tenu à faire connaître leur réaction. Il faut tenir compte des préoccupations de ces Français-là aussi. »
Pour Michel Poniatowski : « le danger fasciste en France ne vient pas de la droite, il vient de la gauche, dont c’est la vocation de système et de méthode. Il faut donc voter contre les fascistes de gauche. »
Enfin, Alain Juppé déclare, lors d’un dîner-débat à Royan : « La vérité, c’est qu’un simple gouvernement qui accepte en son sein des ministres communistes, solidaires d’une dictature qui asservit les peuples, n’a de leçon de morale à donner à personne. […] Seul l’échec de la coalition socialo-communiste peut permettre d’apaiser les passions et d’engager le redressement national. »
La cogestion municipale entre droite et FN a lieu jusqu’en 1989. Jean-Pierre Stirbois, numéro 2 du FN, est alors adjoint à la sécurité.
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Dreux : mythes et réalité
En 1982, un Drouais sur cinq est étranger (Dreux compte alors 33 000 habitants). 50 % des jeunes ont au moins un parent immigré, issu du Maghreb et pour la majorité du Maroc. Un fort sentiment « anti-arabe » se développe alors, favorisant la montée du Front National qui fait son entrée en 1983 à la mairie de Dreux, grâce à sa fusion avec la liste RPR de Jean Hieaux. A partir de 1977, Françoise Gaspard, maire de Dreux, par sa personnalité médiatique, fait de sa ville un enjeu politique, la question de l’immigration est au cœur des débats, libérant une parole alors nouvelle sur l’immigration.
Si de nombreux travaux de politistes ont été menés sur Dreux analysant le vote Front national en 1983 et les mécanismes de la rumeur, il n’y a – nouveau paradoxe – guère d’études sociologiques et historiques approfondies (hormis les travaux de Françoise Gaspard elle même, Michèle Tribalat et Corinne Bouchoux). Ceci tient très certainement à l’éloignement des centres universitaires majeurs de la région et de l’ancrage de Dreux dans l’orbite de la région parisienne. Beaucoup reste à faire. L’étude exploratoire menée dans l’Eure-et-Loir permet néanmoins de rassembler déjà quelques éléments d’histoire et d’élargir l’observation à une réalité non seulement drouaise mais aussi départementale (Vernouillet).
Ce qui frappe surtout à Dreux, c’est la forte ségrégation spatiale entre le cœur ancien et les quartiers des « plateaux » : le plateau sud-est avec les cités Les Rochelles, Michelet, les Chamards, et le plateau nord-ouest avec les cités Foch et les Bates. Le plan de la ville laisse clairement deviner l’enclavement des quartiers des plateaux séparés du reste de la ville par la RN12, la voie ferrée et la rocade.
Dans la plupart des esprits, cette concentration et cette ségrégation sont directement associées à un fort taux de délinquance, devenu un enjeu politique majeur. Si les enquêtes montrent que la délinquance est bien une réalité, celle-ci a pu être plus finement analysée.
Comme le souligne Michèle Tribalat : « Même si le sentiment d’insécurité est une notion complexe, comprenant des éléments subjectifs, il ne peut être déconnecté des faits de délinquance et de leur évolution. La peur de la délinquance varie avec l’évolution de celleci ». Selon l’enquête, seule la délinquance acquisitive et destructrice semble liée à la concentration de populations défavorisées, mais le taux de délinquance globale n’est pas lié à la concentration en population d’origine étrangère. Toujours selon Michèle Tribalat : « Il faut cependant en faire le constat : il y a bien eu hausse de la délinquance : la bataille politique ne doit pas porter exclusivement sur l’énoncé des faits. Ce n’est pas donner raison au Front National que de reconnaître la gravité d’une situation. .. La réalité n’appartient pas au Front National, elle est ».
La crise économique a été à Dreux particulièrement spectaculaire dans un tissu industriel sans autonomie. Le chômage a exacerbé les clivages sociaux et ethniques. Dreux dans les années 1980 a connu « un reflux du contrôle social collectif marqué par la désertion de l’espace public et des pressions maffieuses », la « désertion du faire ensemble » (Tribalat, p.235). Certains projets ont alors échoué, comme la tentative de mixité sociale lors de la réhabilitation du quartier des Chamards. Dès 1981, une antenne locale de la « commission Dudebout » pour l’habitat social a été installée dans ce quartier.
Depuis, des initiatives locales ont vu le jour et traduisent avec des ambitions modestes, une capacité de transformation à travers notamment la mise en place de régies de quartiers. Les expériences en matière sociale ne marchent que si elles sont faites avec les habitants. La difficulté venant souvent de leur dite « passivité », laquelle est souvent en réalité l’expression d’une situation de relégation et d’exclusion intériorisée. « Il faut rechercher les modalités de la participation aux projets urbains d’habitants qui n’y sont pas habitués et qui ne disposent pas des moyens culturels habituels, en privilégiant la pratique plutôt que la parole ou l’écrit, l’expression directe plutôt que la médiation, en prévoyant la négociation à toutes les étapes du projet et des éléments de concrétisation rapides même si le projet s’étale dans le temps », (Tribalat, p.95). Aujourd’hui, Dreux reste une ville à forte population immigrée : 18,7 % en 1999, pour une moyenne départementale de 4,6 % et une moyenne nationale de 5,6. Le recensement de 1999 montre, pour la population étrangère, une forte présence marocaine (2542 personnes dont 36,4 % de moins de 20 ans), turque (1089) mais aussi portugaise (639 dont 41 % de plus de 50 ans) pour un total de 5 965 étrangers.